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Sainte Catherine de Picasso
Connaissez vous la « Sainte Catherine » de Picasso ? C’est peu probable, et il y a peu de chances que le tableau réapparaisse un jour. En effet, seuls quelques amateurs ont pu l’admirer dans l’atelier du peintre, et il a mystérieusement disparu lors du vernissage de l’exposition de 2008 à Paris : Picasso et les femmes. Une polémique a surgi à la suite de l’événement, car certains, qui ne l’avaient pas vu, ont prétendu qu’il n’existait pas, qu’il avait été confondu avec le Nu couché jouant avec un chat. Le tableau avait été soi-disant prête par un collectionneur dont on n’a plus entendu parler par la suite. Une histoire incroyable. Pourtant, l’existence du tableau est attestée par de nombreux amis du peintre qui ont prétendu l’avoir vu dans son atelier. Et la liste est longue. Apollinaire affirme l’avoir vu au 13 rue Ravignan à Montmartre, le célèbre Bateau Lavoir : « il était, dit-il, exposé à côté des Demoiselles d’Avignon, avec lequel il faisait contraste par sa grande opulence de formes. » Max Jacob lui, l’a admiré au 11 boulevard de Clichy, ce qui n’est pas contradictoire puisque Picasso est venu habiter là en Septembre 1909, après avoir quitté le Bateau-lavoir. La toile était, affirme Max Jacob dans sa correspondance « simplement punaisée au mur de la cuisine, sans le moindre cadre ». Georges Braque, grand ami de Picasso dans ces années là, a vu le tableau au 242 boulevard Raspail, où se trouve le nouvel appartement dans lequel Picasso habitait alors. Il avait quitté la bohème de Montmartre pour un Montparnasse plus respectable. Braque a écrit à son propos cet hommage énigmatique : « voilà un nu dont les preuves ne fatiguent pas sa vérité ». Matisse quand à lui a examiné la Sainte Catherine au 23 rue de La Boétie, nouvelle demeure de Picasso, carrément bourgeoise, on le tient d’une conversation citée par Aragon. Jean Cocteau prétendra lui, avoir vu le tableau au château de Boisgeloup près de Gisors, une demeure que Picasso a acheté en 1930. On lui doit cette description : « le tableau se présente comme une bande dessinée dans laquelle une femme nue lit une bande dessinée ». Paul Eluard l’apercevant au 7 rue des Grands Augustins, un atelier loué par Picasso, s’écria : « Cette femme couchée rappelle les dieux : ils viendront. Les libertins ne sont pas assoupis ». Ensuite, il y a la guerre, et l’installation de Picasso dans le midi. Malraux a bien perçu l’étrangeté admirable du tableau qui se trouvait alors au château de Vauvenargues : « ce tableau à lui seul condense trois mille ans de peinture » a-t-il noté dans ses carnets. Puis on en perd la trace, jusqu’à ce qu’il réapparaisse quelques heures et disparaisse de manière polémique en 2008 au Grand Palais.
Cependant, durant les premières heures du vernissage de l’exposition, un homme a compris la valeur extraordinaire du tableau et a pris longuement des notes en vue d’en faire une description exacte et sans reste. Était-ce un geste prémonitoire, sachant que le tableau disparaîtrait ensuite ? Rien ne permet d’étayer cette hypothèse. Curieusement, on a constaté en même temps la disparition du tableau et celle de l’homme. En tous cas, celui ci, qui se fait appeler Karrimat, a pris sur son dos cette tâche fantastique : la réécriture exhaustive, non d’un texte, mais d’un tableau, la Sainte Catherine précisément, un défi pour l’humain. Deux ans d’un travail de forçat ont permis à Karrimat de parvenir à ses fins, c’est-à-dire de boucler les 630 pages de l’ouvrage. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, quelques heures après que l’éditeur de Karrimat eût reçu le manuscrit, un incendie s’est déclaré dans ses locaux et a tout ruiné sur son passage, sauf ô miracle ces lignes qui résument en quelque sorte le projet grandiose de l’écrivain :
« C’est un soir de vent, de tonnerre et de pluie. Elle est plongée dans la lecture des Hauts de Hurlevent en bande dessinée. Un brusque coup de tonnerre et la pluie persistante se change en pluie d’orage, avec des éclairs nets ou diffus, et un tonnerre qui dirait-on fouette les frondaisons dans les gris du soir. Par le cadre de sa fenêtre s’infiltrent des minces fils de pluie poussée par les coups de bélier que le vent assène contre l’abondance soudaine d’une pluie que ne veut ni homme ni herbe, pas plus que le tonnerre qui vous fait sauter comme un enfant, ou ce vent qui arrive presque à étouffer le gong du soir. »
Et pour rendre hommage à ce projet, on peut se demander si 630 pages suffisent.