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Retour d’Annan, au Bar de la Marine
[La scène ouvre sur une main écartant le rideau de perles de buis qui barre l’entrée du Bar de la Marine (le rideau est déjà noué en « Y ») et la caméra avance en se déportant sur la gauche, comme le ferait le regard du personnage (Hervé) qui entre en baissant la tête. On découvre deux personnages ventripotents assis, accoudés à une table (Panisse, vêtu comme un bourgeois et Escartefigue, qui porte un gilet et une casquette de marin) et un troisième (César, le patron, ventru aussi et portant un demi tablier), qui s’approche de la table en portant un plateau de boissons. Devant le bar, sur le pavé, un éventaire de poissonnière, que l’on aperçoit depuis l’intérieur. Et derrière le banc, Honorine, la poissonnière.]
César : [posant les verres devant les deux autres]
Ouiiii ! Il est de retour… Hervé est revenu de son voyage en orient…
Té ! Justement le voilà ! ….
César : Oh ! Hervé !...
Hervé : Bonjour Papa.
[La caméra quitte le point de vue d’Hervé]
César : Alors… ? Tu m’as pas dit, ce matin… Dis…Tu nous as pas ramené une jolie mouquère dans tes bagages ?... Fais-nous la voir, un peu…
Panisse : Dis ! César !... C’est en orient qu’il est allé… Pas aux colonies… Les mouquères, c’est à Alger ou à Constantine…
Hervé : C’est vrai, Panisse. Je suis parti au fin fond de la Méditerranée… et …
César : Oui. Tu penses bien que je le sais !… Tu es parti, comme ça, sans prévenir sur le « Ô ! Niçois ! ». … Et… depuis, je me faisais un sang d’encre…
[aux autres] Il est fada, ce petit !
Hervé : Le « Onassis », Papa… Le « Onassis » !
Panisse : Ça doit être fatiguant, un si long voyage, qué ?... On doit avoir le temps de languir… C’est pas comme pour traverser le Vieux Port …
Escartefigue : Méééé ! Mon cher, quelle que soit la longueur du voyage, la mer, c’est toujours la mer… et un bateau, c’est toujours un bateau !
Panisse : Dis ! Tu vas pas encore nous faire pleurer en racontant que tu essuies des tempêtes tous les jours ! Non ? …
Laisse-le un peu raconter, tu veux ?...
Hervé : Oui. [Il s’assied]
C’est un long voyage… Et, quand on est descendu du bateau, il y avait encore trois journées à dos de chameau pour rejoindre la Vallée d’Annan… Avec un de ces vents… ! Je ne vous dis que ça… Des vents qui ne s’arrêtent jamais… On suffoquait terriblement !
César : [il rit] Et… c’est pour ça que tu es tout ébouriffé, depuis... Tu as pas eu le temps de te coiffer…
[se tournant vers les autres] …Eh ! Il a pas eu le temps, peuchère !
Ou alors, tu as trop pris l’air de la mer, pendant le retour… Tu t’es trop penché par la fenêtre du bateau… [il se penche au-dessus de sa tête]… Tu sens le fielas à vingt mètres !
Hervé : [en réprimant un sourire] Non ! Ça, c’est ‘Norine ! En entrant, elle m’a frotté la tête, comme quand j’étais gosse… Ça fait que, maintenant je sens le poisson…
César : Et… tu as pris de belles couleurs, hein ? Un joli teint cuivré, pas vrai ?
[aux autres] Hein… qu’il a le teint cuivré ?
Dis… C’est leur maquillage au henné qui a déteint, ou quoi ?...
Hervé : Oh ! Pâpâ ! T’arrêtes de me chambrer…un peu, dis ?
J’ai la peau rouge parce que le vent de sable est si fin qu’il vous imprègne partout et on n’arrive pas à se débarrasser de cette poussière ! Jusque dans les oreilles, on en a !
Escartefigue : Drôle de vent ! Tu parles ! Du vent de sable… ! Moi qui suis habitué aux embruns et à la couche de sel qui te sèche la peau et les narines !
Panisse : Quoi ? Tu parles, tu parles… Aaaahh ! Tu as dû en connaître, toi, des « embruns » ! [il rigole ] A peine si ton ferryboite, il bouge quand le garde côte sort à toute vitesse… Tu vas pas nous dire, aussi, que ça te donne le mal de mer !... « Tu parles ! » !... Tu peux parler, oui !
Hervé : Justement ! Là bas, on parle pas ! On peut pas parler dans la rue… à cause de ce vent qui siffle sans arrêt !
César : Ah ! On peux pas parler, là-bas ... On devrait y envoyer Honorine ! Ça nous ferait un peu de tranquillité, ici !
[il regarde les autres] Quoi ? J’ai dit une bêtise ? …
Panisse : Beh… Si tu y allais aussi, nous serions deux fois plus tranquilles !....
[à Hervé] Mais, alors, comment font-ils pour se comprendre, s’ils ne peuvent pas parler ? … Ils font des gestes, comme nous, avec les mains ? Ou bien, ils ont des livres et des cahiers… ?
Hervé : Je ne sais pas… Le regard, peut-être… Ça dure depuis toujours…
Dans la vallée d’Annan, ils ont un vieux livre de lois, écrit en nabatéen sur des peaux, qu’ils appellent la Rose des Sables. Il paraît qu’on y raconte que si le vent s’arrêtait, toutes les fortifications s’écrouleraient…
Escartefigue : En nabatéen… En abattez deux… En abattez tous, quoi ! [il s’esclaffe]
César : [les yeux au ciel] Mon Dieu, qu’il est bête !
[ à Escartefigue] Tu n’as pas honte, non ? De dire des bêtises ? … Le nabatéen, c’est… c’est… ? … ?
[il se détourne vers les autres] Bon, pas d’importance… C’est une écriture ! Voilà ! Une écriture ! Comme moi, quand j’écris sur l’ardoise ce que tu as consommé… C’est pour noter des choses importantes, l’écriture ! Pour pas les oublier. Là bas, ils ont écrit un livre, pour se rappeler qu’il ne fallait pas arrêter le vent… parce que le vent, c’est indispensable ! C’est comme la mer, ici ! Imagine un peu si on arrêtait la mer ! Hein ? Il… Il faudrait y mettre des roues, à ton ferryboite ! Tu aurais l’air malin ! [en rigolant] Eh ! Eh ! « Malin d’eau douce ! » [reprenant son sérieux] Là bas, c’est le vent ! C’est pareil !
[à Hervé] Eh beh ! Ici, le vent... avant de détruire Saint-Jean ou Saint-Nicolas… ! En plus, il faudrait, d’abord, qu’il fasse tomber le pont transbordeur !
Escartefigue : Ouais ! Il est plus solide que la Tourifelle, on m’a dit !
César : La « Tourifelle », comme tu dis, ça n’a rien à voir ! Elle est fine, fine, comme la queue d’une anguille, la Tour Eiffel ! Et puis… Elle est là-bas, à Paris… mais à quoi elle sert, la Tour Eiffel ? Elle sert à rien ! Le pont transbordeur, lui, il « transborde » ! Il met moins de temps à traverser le port, que toi, avec ta barque à vapeur !
Hervé : Mais… Papa… Elle est bien plus haute, la Tour Eiffel…
César : Peut-être qu’elle est plus haute… Mais, quand tu y montes, tu vas nulle part !... Tu redescends et tu es toujours au même endroit ! Le pont transbordeur, lui, il te fait voyager ! Même en plein vent !
Il n’est pas encore né, celui qui détruira le pont transbordeur !
Et si il était déjà né, celui-là, je voudrais bien savoir où il habite !
Panisse : Mais… On ne saurait pas que c’est lui … Imbécile ! Ton avenir n’est pas écrit sur ton bulletin de naissance !
Hervé : Eh bien… Justement, en Annan, oui ! Dès l’age de dix ans, on demande aux enfants de tirer au sort leur avenir. Il est gravé sur une boule qu’il faut prendre au hasard, dans un sac de toile. Une boule d’argent…
César : Qu’est ce que tu racontes ? L’avenir gravé sur une boule ?
Hervé : Oui, ils lisent les signes gravés sur la boule et, comme ça, ils connaissent tout leur avenir ! Leur mariage, leur métier,… Toute leur vie… Jusqu’à leur mort !
César : Mais c’est épouvantable, ça… connaître son avenir à l’avance ! Il y en a qui doivent râler un bon coup, si leur avenir ne leur plait pas, non ?
Hervé : Non… Ça leur fait pas peur… Ils sont habitués à cette façon de voir les choses… Qu’il soit beau et confortable, ou pénible et difficile, ils l’acceptent, leur avenir… Gentiment, sans se fâcher. C’est comme ça depuis toujours.
Escartefigue : Moi, j’ai connu quelqu’un qui lisait dans les boules de pétanque. Il regardait attentivement comment étaient les stries, à la surface, et il pouvait te dire, à l’avance, si tu allais tirer ou pointer, si tu allais faire un téton ou te néguer, si tu allais faire un carreau ou si tu allais manquer… Il était très fort !
Et… que ça te plaise ou non, c’est ce qui se passait !
Malheureusement, un jour, une boule, plombée de très haut, lui est tombée sur la tête et il en est mort !
Panisse : Ne sois pas ridicule, voyons… ! C’est une couillonnade, ton histoire !
Ce type, là... Ce "divinateur des boules de pétanque"... Il aurait dû prévoir ce qui allait se passer ! Tu nous fais rigoler, avec tes blagues !
Escartefigue : Beh... Il avait compris ce qui allait arriver… Mais il s’est dit, sans doute, que ce ne serait pas de sa propre faute, s’il allait mourir…
Qu’est-ce qu’il pouvait y faire ? Le joueur, à qui il avait prédit qu’il allait la plomber de haut, avait répondu en colère… : « D’accord ! D’accord ! Je vais la plomber…Mais… Si je la plombe… et que je rate mon coup : tu es mort ! »
C’est ce qui s’est passé.