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Portraits croisés du jardin
Christiane :
Je vois les frais feuillages, le tapis jaune des pissenlits, un massif de consoude officinale en boutons rouges et clochettes blanches couvert d’abeilles, le kiwi qui se déplie, le myrtillier qui fleurit déjà, trois grands narcisses blancs…
Je sais que le jardin va bientôt entrer dans la magnificence des floraisons d’aubépines, iris, ancolies…, qu’il deviendra un paradis, le jardin d’Éden, et qu’on entendra le chant des grenouilles en été.
Je remarque que la mare est pleine et que les joncs raides l’envahissent.
Je souligne la grâce du rosier en train d’éclore, la splendeur des giroflées pourpres de la clôture.
J’ignore qui a mangé les poissons rouges du bassin, mais je soupçonne le grand héron aperçu l’autre jour.
Je pense que les enfants sont très tristes de leur disparition.
Je suis sûre que le nouveau mur de béton gris sera couvert de lierre et de dessins d’enfants l’année prochaine.
Je me demande combien nous serons en juin dans ce jardin.
Je parie qu’il y aura du monde.
Je refuse d’imaginer que le malotru qui a coupé des arbres avec rage en novembre puisse récidiver.
Je vois un énorme bourdon noir et roux qui butine les fleurs jaune d’or des ajoncs ; la vie est là en ce jardin.
Michaël :
Je vois la couleur jaune qui est semée ; elle contrarie le remue-ménage des hommes sur la plaine.
Je sais que le cercle aquatique est un va-et-vient. ; il s’emplit, s’assèche, s’emplit, s’assèche…
Je remarque que le tunnel de saules est l’envergure d’un oiseau imaginaire.
Je souligne ces mots comme le mur souligne une limite.
J’ignore et c’est agréable de ne pas tout savoir ; j’ignore tout ce que je ne sais pas.
Je pense qu’un insecte s’est perdu en voyage.
Je suis sûr que le rondin sur lequel je suis assis fut le fût d’un arbre à fruits.
Je me demande pourquoi nous avons abandonné notre lit nature.
Je parie que l’audace des végétaux me surprendra toujours.
Je refuse et je refuserai les plaies végétales ; c’est un manque de savoir-vivre.
Je vois bien que le monde sort du sommeil et que rien ne peut l’en empêcher.
Robert :
Je vois le jaune d’or des pissenlits, merveilleux pissenlits maudits des jardiniers.
Je sais comment s’appellent les pissenlits, c’est déjà ça.
Je remarque qu’il sont pétris de qualités durables : immédiate splendeur de la fleur jaune d’or, prochaine danse d’aigrettes escamotées au vent, comestibilité de salade ce midi, de miel à l’automne (il y a une ruche au bout du Jardingue), tôt ou tard menu par la racine.
Je souligne qu’à tous ces titres, les pissenlits méritent considération, réhabilitation.
J’ignore au Jardingue le nom de la plupart des autres plantes.
Je pense aux pissenlits au point d’oublier qu’un portrait de jardin devrait s’occuper de ce qu’il y a entre les pissenlits : la mare, les arbres, la butte, le potager.
Je suis sûr que des savants et poètes comme Alphonse Allais (inventeur du café lyophilisé) ou Charles Cros (de la photo couleur) auraient très sérieusement su mettre au point une formule de fromage à base de lait fermenté de pissenlit, ou alors le procédé d’impression pissenlitrichromique à partir du jaune de pétale, du bleu de tige et du rouge de racine.
Je me demande, relevant la tête du tapis de pissenlits (s’il fallait inventer le mot tapissenlit, ça se ferait ici), ce que deviendra le Jardingue dans 10, 20 30 ans, ce qu’il en restera dans 100, 200, 300 années, siècles, millénaires... car il devra en subsister quelque chose infime.
Je parie les pires calamités à quoi cependant survivront quelques graines et insectes, bouts d’ADN végétal et animal, mémoire de pissenlits et d’abeilles, riens de vie avant de nouvelles ères de sauvagerie et de sagesse.
Je refuse la disparition des musiques du vent, de la grive, de la cloche lointaine, du volet roulant, du bourdon intitulé rumeur de la ville, au cœur de quoi des pissenlits jaune d’or.
Je vois ça.
Yanice :
Je vois une maison de poupée qui n’est pas pour les enfants, bien que l’on dise vulgairement « ce n’est pas la petite bête qui va manger la grosse ».
Je remarque un arbre tout à fait singulier poussant à l’horizontale - malheureusement son nom s’est effacé.
Je souligne que malgré les nombreux jours qui percent la cabane, les habitants ont pris soin d’y prévoir une petite lucarne.
J’ignore combien de personnes ont participé à la réalisation de ce jardin divisé en plusieurs parcelles.
Je pense que je reviendrai m’allonger dans ce hamac géant (ou pour 2 personnes ?) en bois pour le tester quand il sera sec.
Je suis sûre que si j’avais habité dans une des maisons juste en face du jardin, j’aurais participé à sa réalisation, ou au moins je serais venue y pique-niquer régulièrement.
Je me demande si les branches rassemblées en fagots qui trempent dans la mare le sont intentionnellement, pour une utilité écologique que j’ignorerais.
Je parie que dans ce petit jardin bien tranquille aux allures bucoliques, maintes et maintes disputes ont eu lieu pour savoir où allait être le potager, la mare, le labyrinthe tressé, etc.
Je refuse d’admettre que les nuages peuvent atteindre le soleil quand on est dans ce jardin.
Je vois des petites touffes vertes de persil bien alignées.
Le jardin s’appellerait…
Le Vent dans les Sauges
Le Jar-dit-Non
Les Pierres
Le Fer dans la Plaine
Le Losange
Le Jardingue
Le Gratte-Nuages
Le Jardin d’Éden
Le Bizardin
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