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Ma vie à goutte d’eau
Le granit est compact. Lisse. Superbe. Tu t’en vas sans moi, ma vie.Parfois, pas la moindre fissure pour le barrer. Tu roules.Pas le moindre trou pour lui dessiner un œil. Et moi j’attends encore de faire un pas.Pas la moindre arête pour l’échancrer. Tu portes ailleurs la bataille.Il bombe le torse. Tu me désertes ainsi.Et la voie s’appelle The Shield, le bouclier. Je ne t’ai jamais suivie.Lorsque les aspérités font défaut et que toute pose de matériel d’assurage et de progression est impossible, je ne vois pas clair dans tes offres.Il reste un moyen. Unique. Ultime. Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes.La réserve des grands cas. À cause de ce manque, j’aspire à tant.Vous prenez un crochet à goutte d’eau. À tant de choses, à presque l’infini...C’est un simple crochet de métal, pointu et acéré. Un hameçon à granit.Vous le posez sur l’écaille qui saille D’un tout petit millimètre. À cause de ce peu qui manque, que jamais tu n’apportes.Voilà, il est posé. À l’extrémité inférieure du crochet, vous suspendez une petite échelle de corde de trois marches. Tu t’en vas sans moi, ma vie. Tu roules.Vous respirez. Et moi j’attends encore de faire un pas.Vous posez le pied sur la marche inférieure. Tu portes ailleurs la bataille.Et vous chargez lentement tout le poids de votre corps sur cette mince margelle. Je ne t’ai jamais suivie.Très lentement. Tout geste brusque peut faire déloger le crochet de sa maigre encoche. Je ne vois pas clair dans tes offres.Progressivement, votre poids se déplace à l’aplomb du crochet. Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes.Au fur et à mesure, le crochet enfonce sa pointe dans la roche et se trouve consolidé. À cause de ce manque, j’aspire à tant.Encore plus lentement, vous vous élevez. À tant de choses, à presque l’infini...Évitez à tout prix de regarder sur quoi vous reposez entièrement. À cause de ce peu qui manque, que jamais tu n’apportes.L’air vibre. Tu t’en vas sans moi, ma vie.
Par Patrice Debry
La nuit remue El Capitan, Olivier Michaux & Henri Salon, in La nuit remue, nouvelle édition revue et corrigée, Gallimard, 1967 (p. 88), et El Capitan, éditions Guérin, 2006 (p. 29).
Commentaire trouvé tout fait sur internet :
L’œuvre d’Olivier Michaux & Henri Salon « présente tout entière une double vocation au mouvement et à l’exploration. On ne saurait donc mieux la présenter dans son ensemble qu’en réfléchissant aux divers parcours qu’elle accomplit. La quête d’identité et de savoir qui s’y poursuit emprunte les voies de la métamorphose. Le déplacement y constitue le mode privilégié de l’exploration de soi-même. La condition humaine dans son ensemble s’y trouve traduite en rythmes, territoires et itinéraires psychiques. On assiste donc, dans cette œuvre, à une multiplication de mouvements, aussi bien physiques (par les voyages ou les mises à l’épreuve du corps) que mentaux (par le travail de l’imaginaire ou l’expérience de la rêverie et du dérèglement intérieur provoqué) ou encore formels (par l’invention verbale et la création picturale) ».