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Annanpolis
Il me fallut bien trois heures de chameau pour atteindre le 264 580ème
étage où le Professeur Annan nous avait conviés. Le chameau, ainsi que
l’avait nommé le Professeur en référence à un animal légendaire
dont les mythes d’avant le Grand Réchauffement disaient qu’il
n’avait nul besoin de boire et pouvait porter les hommes sur de longues
distances sur la terre… à l’époque où la terre ferme existait
encore. C’était bien dans le style du personnage cette érudition
élégante faite d’allusions aux mystérieuses croyances du passé. Il
l’avait ainsi baptisé car le chameau était le seul ascenseur
stratosphérique à ne consommer aucune énergie non renouvelable : le
vent s’engouffrait dans des milliers de minuscules turbines disposées
le long des parois de verre pour vous porter, non plus horizontalement
comme dans l’antiquité, mais verticalement vers Annanpolis…
Annanpolis ! Il fallait voir s’éclairer au crépuscule cet ensemble de
tours graciles dont le tronc se perdait dans les nuages pour plonger des
dizaines de kilomètres plus bas dans l’unique Océan Planétaire et
dont le sommet était maintenu par une dizaines de voiles rétractables de
couleur ocre et rouille qui flottaient tels des cerfs-volants ou de
gigantesques papillons de plusieurs hectares de surface. Des anémomètres
extrêmement sensibles enregistraient les moindres variations du vent
stratosphérique et immédiatement influaient sur la nanostructure des
voiles qui s’agrandissaient ou se rétractaient au gré des bourrasques
comme la pupille de l’œil face à un flash, de sorte que les tours
restaient toujours stables et le détecteur de variables le plus
sophistiqué n’aurait pu enregistrer la plus minime inclinaison. Chacune
des voiles disposait en cas de déchirement d’un dispositif de
sécurité, qui s’apparentait à celui des parachutes de secours que les
Annanpolitains utilisaient chaque matin pour aller acheter leur pain ou
travailler dans les terrasses basses des tours.
— Mais si le vent cessait un jour de souffler ? ai-je demandé au
Professeur un jour que nous parlions au sommet d’une tour (je veux dire
au dernier étage d’une tour, vu qu’à l’extérieur, la force du
vent rend toute conversation impossible)…
Le Professeur avait eu alors un sourire énigmatique…
— Eh bien, comme il est écrit dans le Manuel de la Rose des Sables,
Annanpolis s’effondrera.<br<
Impressionné, je ne lui ai même pas demandé ce qu’était une Rose et
ce que sont des Sables.
— Dernier arrivé, premier servi ! s’exclama le professeur avec un
sourire en se tournant vers moi tandis que les autres enfants de
dignitaires m’accueillaient d’un regard étrange, comme s’ils
étaient mal à l’aise.
— Pardon pour ce retard, Professeur… Vous savez, il faut trois heures de
chameau pour…
— Aucune importance ! m’interrompit le professeur Annan, tout excité,
ses cheveux de neige en bataille… Je viens enfin de comprendre à la
fois la clef du langage informatique et le secret du bonheur des antiques
civilisations ! Tiens, Margran ! A toi l’honneur ! Tire une carte !
Il me tendait un éventail de cartes argentées, comme du papier
aluminium, qui comportaient des trous. Les autres enfants m’observaient
avec curiosité. Je tirai une carte parmi d’autres : il n’y avait rien
d’imprimé ! Ni recto, ni verso ! Mais au lieu de cela des centaines de
petits trous découpés soigneusement mais de façon irrégulière…
— Mais il n’y a rien… dis-je, déçu.
— Oui, un trou, c’est du rien, et cette carte est pleine de trous. Mais
quand on combine le rien et le quelque chose, on obtient un langage que
les anciens appelaient le langage binaire. Donne-la moi.
Et il introduisit la carte dans la fente d’une grosse machine large
comme le mur de la Salle du Savoir et couverte d’ampoules allumées ou
éteintes. Au centre, un tout petit écran s’alluma et afficha :
ZARMIRA
1G 2F
COLLECTEUR ORDURES
ACCIDENT PARACHUTE
MORT 28 THEVEN 562
— Voilà, Margran ! Te voilà désormais fixé sur ton avenir : tu
épouseras Zarmira, tu auras un garçon, deux filles, tu seras collecteur
d’ordures et tu mouras à 28 ans le jour de la Theven 562 d’un
accident de parachute.
Les enfants qui assistaient à la scène poussèrent une exclamation
d’étonnement et d’indignation… On entendit aussi des gloussements
stupides : ceux de Zarmira, cette grosse boule de chair avec des dents de
devant qui avancent.
— Mais professeur ! C’est impossible ! dis-je avec colère. Je déteste
Zarmira : c’est une mocheté ! Et elle est bête en plus ! J’ai déjà
dit à Tamora que je me marierai avec elle quand je serai grand ! Et mon
père m’a dit que plus tard je travaillerai dans votre laboratoire de
recherche ! Et c’est ce que je veux faire ! Et je suis le premier en
cours de parachute ! Même les bébés savent en faire sans danger !
C’est trop la honte !
— Peut-être, Margran, mais tu vas quand même épouser Zarmira et le jour
de la Theven 562, tu feras exprès d’avoir un accident de parachute.
Son ton était catégorique. Le professeur que tous connaissaient si
patient et si doux n’avait jamais paru aussi autoritaire et les enfants
baissèrent la tête pendant que par la fenêtre une grande voile
s’agrandissait sous l’effet du vent.
— … mais pourquoi ? finis-je par demander.
Le professeur se remit à sourire :
— Ecoute Margran : imagine que tu épouses Tamora, mais que celle-ci se
révèle très méchante et ne cesse de te rendre malheureux. Imagine que
tu travailles dans mon laboratoire mais que finalement, tu te rendes
compte que ce n’est pas intéressant, et qu’en plus tu n’es pas
doué. Imagine que tu vives longtemps, et très misérable. Dis-moi : qui
sera responsable de tous tes choix de vie ?
— Euh… moi ?
— Donc tu seras responsable de tes propres malheur, tu comprends ? Et tu
t’en voudras de ne pas avoir fait le bon choix.
— Mais je ne serai pas heureux avec Zamira ! Et je ne serai pas heureux en
travaillant parmi les ordures !
— Oui, mais là, tu auras juste obéi à la carte argentée : tu n’auras
nul reproche à t’adresser, dit le Professeur en riant. Subir le plus
tragique des destins n’est rien, si l’on se sait innocent de son
propre malheur.