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Théâtre de l’instant
Théâtre de la Bastille, un soir de novembre 2014 -
Dix chaises vides.
Sur le bord de la scène, une cagette contient divers bouquins usagés, écornés, marqués, surlignés... Posés à même le sol, d’autres titres, visibles depuis la salle, comme « Fahrenheit 451 », les Sonnets shakespeariens traduits par Charles Garnier, un recueil de poèmes d’Ossip Mandelstam et le texte dactylographié d’une intervention de Georges Steiner à propos de Beauté & Consolation. Les préparatifs sont faits pour un autre spectacle, à venir.
Hélie et Marène dialoguent debout en fond de scène, comme s’il-elle s’apprêtaient à sortir côté jardin ou plutôt, comme si on les avait instamment priés de dégager la piste et qu’elle-il eussent voulu, avant de partir, liquider une question en instance.
***
Hélie (qui apparaît obsédé par la question en question) :
- En conclusion, les livres que je n’ai pas écrits...
Marène :
- ... Je ne dois pas aller croire, c’est ça ?
- En effet. Ce que je voulais préciser...
- Chuuut... Je parie que tu allais parler de pur néant !
- Bien au contraire...
- Tu fais bien de me le dire une bonne fois ! J’aurais été fichue d’oublier.
Soudain Marène se met à déambuler, l’air concentré :
- Mais... Qu’est-ce que c’est donc, là ? Je vois... Attends... (elle s’agenouille devant les cagettes).
- ?...
- Ouiiii... Je les vois ! Tes livres... LES LIVRES ! D’innombrables livres comme en suspension dans une espèce de gelée... Quelque chose d’énorme, une nébuleuse, un amas monstrueux...
- Tu me fais peur dis-donc !
- C’EST ÇA ! La LIT-TE-RA-TURE UNI-VER-SEL-LE ! Je les VOIS !
Hélie (il sursaute) :
- Comment ça ? Tous ? Les bouquins que je n’ai pas écrits ? Que vois-tu d’autre ?
- Attends, je compte. Cent trente millions, neuf cent soixante-seize mille trois cent quatre...
- Ils sont dans des bibliothèques ?
- Évidemment ! Sept cent cinquante millions... (découragée) : ça va pas être évident de les dénombrer. Il faudrait du temps, du temps... Et puis une espèce de machine...
- Mais s’ils sont dans les bibliothèques, on peut les retrouver par mots...
- Oui... Mots, groupes de mots... Phrases entières dans certains cas.
(ensemble, ton récitatif) :
- Mais il y a autour d’eux tant de vain remplissage...
Marène :
- Tu as remarqué ? Si on synérèse l’ilya, ça fait alexandrin... Ah, écoute ça : « Longtemps je me suis couché de bonne heure... »... C’est toi ?
Hélie (gêné) :
- Euh, oui... Une modeste nouvelle de vingt pages sur le sommeil. J’y expliquais qu’un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes... Mais ça s’est agglutiné, je ne sais pas comment, avec un truc atteint de gigantisme, 2500 pages, plus d’un million de mots... Alors bien sûr, les miens sont accolés à une telle surabondance de matière imprimée...
- Tu n’as pas encore réussi à les isoler, à les assembler...
- Pas encore ! (sa voix tremble)... A vrai dire, malgré tous mes efforts... (il baisse la tête).
Marène (saisie de la rage d’aider) :
- Ne te décourage pas ! On va tous les lire, on va...
- Non ! Inutile ! Le monde en fait me paraît rempli de plagiaires. Ils sont trop nombreux, je n’aboutirai jamais.
- Il est certain que cela ferait de ton travail une longue traque...
- Oui, très longue... (il hoche la tête). La recherche têtue de tous ces menus fragments inexplicablement dérobés à mes livres futurs...
- Futurs ? Tu penses tout de même t’y atteler ?
Hélie (il relève la tête, l’air décidé) :
- En fait, oui. J’ai déjà quelques cagettes de mots, tu vois.
Elle-il sortent côté jardin tout en parlant. On entend Hélie évoquer d’un ton pédant quelques textes contenant ses mots : la Bible de Jérusalem, bla, bla Gargantua... Le Banquet, bla... L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’état (de Friedrich Engels)... Le Simplicissimus bla bla de Grimmelshausen etc.
***
Entre, côté cour, Tiago Rodrigues. Il se plante face à dix chaises vides :
« Quand je fais comparoir les images passées Au tribunal muet... » (*)
Le rideau tombe derrière lui. En bord de scène, un livre très visible, qui malicieusement n’a pas été aligné avec les autres :
Les Livres que je n’ai pas écrits, George Steiner, traduction de Marianne Groulez, Gallimard, 2008.
***
(*) Décor de scène et citation sont empruntés à By Heart, spectacle de et avec Tiago Rodrigues, Théâtre de la Bastille en 2014 et en tournée actuellement.