Accueil L’oulipien de l’année Chanson des rues
Sortant de chez moi

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Sortant de chez moi, je marchais dans la rue que j’habite, des ombres longues sur la place à côté et une chaleur douce invitaient à la contemplation. Je vis dans le branchage d’un platane d’innombrables akènes pris d’un balancement incessant accordé aux oscillations de la lumière jaune du soleil déclinant. Plus loin, comme par hasard, je fus tout à coup saisi par un rythme qui s’imposa à moi, et qui me donna bientôt l’impression d’un fonctionnement étranger. Un autre rythme vint alors doubler le premier et se combiner avec lui, il s’établit je ne sais quelles relations transversales entre ces deux lois, peut-être un effet de l’art des rencontres. Ceci combina le mouvement de mes jambes et une mélodie que je fredonnais. Cette composition, des plus étranges devint de plus en plus compliquée, et dépassa bientôt en complexité tout ce que je pouvais raisonnablement produire selon mes facultés rythmiques ordinaires. Quelle sensation fantastique ! Toutes les rues de Paris me semblèrent rythmées par des chants, des percussions et des refrains. Ma perception visuelle déclinait à mesure que la clameur des chants résonnait dans ma tête. Bientôt la ville elle-même me sembla disparue.


D’après Paul Valéry, Poésie et pensée abstraite.