J’ai tout vu. J’ai vu qu’il ne voyait pas. Je parle du type aveugle qui a traversé au vert. J’ai vu qu’il avait jeté sa canne avant de traverser. J’ai vu que l’homme dans la voiture l’avait vu. C’est pour cela qu’il a freiné brusquement. J’ai vu que l’automobiliste dans la voiture qui roulait derrière lui ne l’avait pas vu freiner. J’ai vu l’air contrariée de cette dame quand elle a embouti, presque silencieusement mais sûrement, le pare-choc de la voiture de devant. J’ai vu que le piéton avait l’air content de lui. Et j’ai vu que la dame le regardait d’un air furieux. J’ai vu toutes les voitures s’arrêter après la collision. J’ai vu l’air exaspéré du premier automobiliste sortant de sa voiture et regardant avec insistance la dame sortir de la sienne en soupirant. J’ai vu que le feu passait au rouge. Les quatre automobilistes l’ont vu. J’ai vu l’air de compassion du troisième automobiliste qui est sorti de sa voiture pour proposer son aide à l’homme et à la femme. J’ai vu l’air mécontent du quatrième conducteur : il est resté dans sa voiture, il a agité les bras puis a allumé une cigarette qu’il s’est mis à fumer à travers sa vitre baissée. J’ai bien vu qu’il n’avait rien vu du tout, à part le feu qui passait au rouge parce que le premier automobiliste avait inopinément freiné. J’ai vu qu’une vieille dame qui remontait la file de voitures regardait l’aveugle s’éloigner content de lui, et j’ai vu qu’elle s’indignait auprès de son compagnon : « Non, mais tu as vu ? Il ne manque pas d’air, celui-ci ! Il n’a pas vu que le feu était vert, ou quoi ? » J’ai vu que le vieux monsieur qui accompagnait la dame ne l’écoutait pas, parce qu’il n’avait rien vu, lui, il ne voyait que la fumée de cigarette du quatrième automobiliste arriver jusqu’à lui par bouffées et j’ai vu, par le geste qu’il a fait, que cela le dérangeait. J’ai vu que le piéton n’avait rien vu de l’accident. J’ai vu qu’il était loin, à présent. Mais je n’ai pas vu que pendant que je regardais la scène, le chien de la vieille dame urinait sur mes chaussures.