Accueil • L’oulipien de l’année • Diomira, une ville invisible •
Les Lilles invisibles
Lille étincelle et Lille est intimidée, Lille s’étire et Lille s’élève. C’est l’éveil. Les piliers de Lille s’élèvent vers le ciel et tendent l’index vers mille scintillements éternels en pleine immensité. Lille est ville de l’esprit et Lille se mérite. Cette cité est fertile. Rendez visibles ses belles épithètes : elles explicitent les mille merveilles de Lille.
Ici, le grésil est inhérent. Les gens de Lille s’entichent de ce grésil. Ce grésil permet de respirer différemment. Il révèle des virilités inespérées, il berce les siestes, il excite les désespérés : le grésil est le berger de Lille, il mène les brebis, les chèvres et les béliers en des chemins imprécis. Et le stress devient sérénité, et le sec devient fertilité.
Évitez les périls, ils périclitent lentement, vilipendez les épines, elles périssent indiciblement. Évitez Brice de Nice et cherchez des villes différentes. Cherchez cette ville : dénichez, chers ministres intègres, cette belle ville de félicité.
C’est précisément l’idée de Rémi : Rémi écrit de temps en temps, il écrit en vers. Il vient vers Lille, en dépit de l’imprévisible grève des chemins de fer. Et même si elle est invisible, il devine cette Lille invisible. Il sent cette ville. Il en pressent l’esprit. Il respire l’esprit de Lille. Il pense ici révéler ses idées, écrire ici ses livres, il espère même être ici édité. Les édiles de cette ville semblent prêts. Cette ville dit secrètement : chéri, viens ici. Il entend ces cris. Il se sent intimidé.
Il erre en cette si belle ville, il erre vers Hellemmes, il visite ses édifices, ses pierres, ses richesses. Il se dirige vers Fives et fixe les vies difficiles, les vies pénibles, les vies terribles. L’indigence règne ici : des gens en pleine ébriété se jettent de fines épithètes perfides (tiens ! épithète est féminin, pense-t-il), se disent de sinistres inepties, s’étripent et se déchirent. Les invectives enveniment et mettent en péril des vies entières. Visiblement, ici, les gens grincent des dents. Et il entend précisément les dents des gens grincer. Cette misère ! Il visite Emmerin, Lezennes, Hem et même Vendeville et Seclin ; il glisse vers Ennetières, Fretin et Ennevelin, Nieppe, Le Bizet, Frelinghien, et enfin Willems et Leers : c’est dire !
Il recherche de timides effets, les lignes, les plis de Lille. Mine de rien, de cette ville il devient épris. Il entend des merles siffler : c’est le temps des cerises, se dit-il. Il médite et se remet en tête les terribles effets de cerises impertinemment ingérées. Il repère des brins d’herbe effilés entre les pierres de très vieilles fermes. Il entre en l’église de Pérenchies en pleine messe et entend le père Vincent dire le prêche insensé. L’église de Pérenchies est vide : sept très vieilles femmes décrépites, fières égéries de bénitier, tentent péniblement d’entendre ces billevesées et de prier, se signent difficilement et geignent sempiternellement. Bigre ! ici, le divin semble résigné. Cette scène rend Rémi perplexe. Il se dit simplement : le père en chie.
Fin de l’été, premier week end de septembre : c’est l’été indien. C’est le temps de l’immense vente des miettes des gens de Lille. Les gens vendent les vestiges de ces vies d’hier, de ces vies flétries. Il chine et déniche des verres brisés, des fripes, des dentelles déchirées, des pièces de service ébréchées en piles immenses, des vêtements élimés, des chemises empesées, de simples pelisses, des vestes, de fins gilets, des débris, des herbiers pleins de pissenlits, des récipients remplis de billes et d’ingrédients divers, des encriers (vides), des tirelires (vides), des déchets et même de vieilles épinettes vernissées. Il repère cinq fines théières vernies : elles l’intéressent. Il se précipite : c’est très cher, il en estime le prix excessif. Il le minimise. Il tergiverse, réfléchit et enfin prend le service de cinq théières. Il prend des beignets remplis de crème, et des frites et des bières ! Des gens se délectent de bibine, de gin et d’élixir effervescent : ils s’enivrent terriblement. Des vigiles zélés interpellent ces gens, les emmènent et les jettent en pièce fermée de dégrisement. Les infirmières et les médecins prédisent de sinistres épidémies de ce genre-ci : ivresse de dépit, ivresse de tristesse, ivresse de défi.
Lentement, les épiciers descendent les grilles de fer, et les ferment.
Vient l’hiver : il neige. Des hermines et des zibelines cheminent gentiment en ville. Prière d’éviter de les esbigner.
Imperceptiblement, Lille infiltre Rémi.
Rémi repère Mireille, très belle diététicienne : en file indienne, les gens espèrent entrer les premiers chez elle. Elle dénigre les tripes, le vermicelle et le riz, redirige le client vers l’endive et le persil : l’intestin grêle les digère bien, dit-elle. Et c’est insensé : Rémi s’éprend de Mireille. Et elle, directement, s’entiche de ce mec rebelle et sincère, intrépide et impertinent. Ils deviennent intimes et c’est très vite l’étreinte. C’est si simple, de vivre ! Et même s’ils se disent de temps en temps des vilenies, finies les peines, viennent les rires.
Bref, les sentiments de Rémi se précisent nettement. Il délimite le périmètre de sincérité et se dit : cette ville me sied et je viens exercer ici le mien métier. Il se sent pleinement investi. Il se sent en veine, en verve, il est inspiré. Je viens ici versifier en herbe, se dit-il, je viens dire mes textes et réciter mes vers, je viens les dire et les redire. Il se dit : tiens, c’est vendredi, c’est les festivités de Bébert et Liline et je viens lire ici ce petit texte. Et même si les rimes de ces vers se brisent, il en reste des miettes. Ces miettes restent des bribes de texte, et ce texte s’entend bien, enfin, je l’espère. Il ressent enfin les délices essentielles (ces délices féminines, pense-t-il derechef) même invisibles, de Lille.
Cette nécessité de rechercher des textes difficiles (entendez : il est difficile de les écrire) est ici règle, principe rigide. Devinez-en les règles. Ces directives précises régissent l’écrit et décident de telle et telle sentence. Enserrées en ces règles, les pierres deviennent des gemmes. Les lettres elles-mêmes deviennent des pépites. Entendez les lettres permises, et devinez les lettres interdites. Les lettres pestiférées enveniment le récit : elles permises, le texte empire, dégénère et périclite. Il devient bête, imbécile, lisse, crétin, inepte même. Et privé des lettres interdites (et des vigies vérifient en temps réel le respect de ces règles), le texte frétille, le texte vit, devient divin : cet interdit en est l’entéléchie. Les idées de Rémi : se fixer des règles et, tel Perec, se sentir libre.
Vive les rebelles ! Vive l’interdit ! Vive l’entéléchie ! Vive Mireille et Rémi ! Vive Lire en fête !
Des gens pensent le texte intelligent : nenni, nenni, nenni ! L’intelligence de ce texte, s’il en est, vient des règles et des principes, rigides tel le fil de fer.
C’est enfin terminé. C’est fini. Cette difficile pitrerie est finie. J’entends briser ici le fil de ce texte risible.
Et Rémi ?
Rémi est pris de vertiges d’invisibilité et d’excentricité. Il médite. De l’index, il dessine en plein ciel des lignes effilées, des lignes infinies. Il réfléchit, respire cet indicible esprit de perlimpinpin empli de félicité et décide de résider et vivre en cette ville. Il devient le digne héritier de cette lignée des gens de Lille. Ce destin, il le devine, c’est le sien. Il en devine les mille et mille péripéties. Et ce destin est définitivement scellé.
Enfin le silence. Merci, merci bien, merci.
Par Olivier Salon
Texte lu vendredi 19 octobre 2007 par l’auteur, au Prato / théâtre international de quartier.