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Le pèlerin et le ver à soie
Un pèlerin rémois se rendait en Espagne. [1]
Il cheminait bien loin de son bourg champenois
Parmi la lyonnaise campagne.
Pourquoi avait-il fui sa ville où tant de rois
Prennent leur sceptre et leur couronne ? [2]
Que sa Majesté lui pardonne :
Il faisait ce pèlerinage
Pour implorer du Ciel la guérison
De sa jeune fille Lison ;
Telle était la fin [3] du voyage.
Notre homme ouït soudain une voix qui chuchote [4]
Dans un mûrier. Il pose là sa hotte
Pour y voir de plus près : c’était un vermisseau
Qui se bâtissait un berceau
Parmi les feuilles de la plante.
Un vermisseau ? Plutôt cinquante ! [5]
Chacun rongeant, mâchant, découpant à grand bruit
Le feuillage, mais non les fruits.
Ce genre [6] de mûrier porte sur chaque branche
— Ou du moins ce dit-on
À Lyon [7] —
Des fruits fort doux, fort mous, goûteux [8], de couleur blanche,
Du jus desquels pourtant onc [9] homme ne parvint
À tirer du cidre ou du vin.
Mais revenons à notre affaire :
Les vers, transis et fourbus
D’avoir mangé autant et d’avoir si peu bu, [10]
Succombent peu à peu aux vapeurs somnifères
Que par quelque mystère exhale le mûrier.
Chacun, donc, se couvre les pieds,
Les jambes, les bras, la poitrine, [11]
D’une courtepointe [12] bien fine
Comme savent si bien en tisser en hiver
Les vers. [13]
Ah çà ! [14] dit le Rémois, la chose est inouïe !
Ce fil, ma foi, est si parfait
Qu’il fera, sans mentir, un admirable effet
Si j’en fais sans tarder une robe à ma fille !
À quelques mois de là, regagnant sa maison,
Il offrit en présent à sa belle Lison
Une robe si gracieuse
Que les villageois d’alentour
La contemplant dans ses atours
Riaient de la voir si heureuse.
Le Ciel voulut pourtant que Lison succombât
Au mal qui l’an passé avait ravi [15] sa mère.
Notre vie est bien éphémère,
J’entends : notre vie d’ici-bas.
Le pauvre pèlerin, accablé de tristesse,
Avec mille délicatesse [16]
Mit enfant et robe au tombeau.
Pour rendre ce lieu plus beau,
Il y planta, un jour d’automne,
Un petit arbrisseau tout couvert de fruits blancs
Non loin duquel il installa un banc.
À présent lorsqu’ils s’y asseoient,
Les villageois parfois s’étonnent [17]
D’entendre là des vers à soie.
La Mort ne choisit point, elle frappe au hasard.
L’Homme s’y doit résoudre : il sait que, tôt ou tard,
Elle nous vient quérir pour nous mettre sous terre
Et nous unir en son mystère.
Tous : monarques, manants, aïeux ou nourrissons,
Nous sommes tous égaux lorsque nous trépassons.
Gros-Jean de La Fontaine ou Petit-Jean Racine, [18]
Amour, Phébus, Lusignan ou Biron, [19]
Le temps venu, nous mangerons
Les mûriers par les racines. [20]
Notes explicatives par MM. Lagarde et Michard
[1] Probablement à Saint-Jacques de Compostelle, célèbre lieu de pèlerinage en Espagne.
[2] Pourquoi, à votre avis ? Aviez-vous deviné avant de lire la suite ?
[3] La fin : le but.
[4] S’appliquant à un ver à soie, le mot est peut-être un peu hardi.
[5] On entend ici la voix du voyageur, tout surpris de sa découverte.
[6] Genre : variété, espèce.
[7] La Fontaine séjourna dans cette ville à plusieurs occasions. Il faut ici faire une diérèse et prononcer Ly-on, en deux syllabes.
[8] Goûteux : terme vieilli signifiant « bon au goût. »
[9] Onc ou oncques, d’un usage déjà désuet au temps de La Fontaine, signifiait « jamais ».
[10] Si peu bu : puisqu’ils n’ont mangé que les feuilles et non les fruits. Notez à quel point La Fontaine est observateur.
[11] Voir note (4) ci-dessus.
[12] Courtepointe : ce terme, encore en usage dans le Canada français, désigne un édredon.
[13] On remarquera que, malgré son sens aigu de l’observation, La Fontaine commet ici une légère erreur : les vers à soie ne tissent pas leur cocon, ils le filent. Qui plus est, ces « vers » sont en réalité les larves du papillon « bombyx du mûrier » et ce cocon dont ils s’entourent ne sert pas à les réchauffer pour l’hiver mais à les protéger durant leur métamorphose en insecte volant.
[14] Ah çà : interjection, courante au XVIIe siècle pour marquer la surprise, signifiant littéralement « Ah ici ! » (on ne trouve plus guère ce mot que dans la locution « çà et là ».) De nos jours on dirait plutôt en pareille circonstance : « Parbleu ! »
[15] Ravi : au sens premier de « rapt » et non de « ravissement ».
[16] Vaugelas conteste cet emploi du singulier après « mille ».
[17] « Étonner » a encore ici son sens originel de « frapper de la foudre ». Quant au lecteur, il ne s’étonnera pas de trouver enfin ici la rime à « automne » qu’il attendait depuis trois vers.
[18] Racine était d’une quinzaine d’années le cadet de La Fontaine. Celui-ci taquinait souvent celui-là sur son jeune âge.
[19] Les critiques sont loin de s’accorder sur l’identité exacte des personnes ou des personnages auxquels ce vers fait référence. Nous préférons ne pas hasarder nous-mêmes une explication qui serait pure conjecture.
[20] L’expression a passé dans l’usage courant, où l’on remplace parfois les mûriers par des pissenlits.