Accueil • L’oulipien de l’année • Vers à soie •
Le mûrier d’Adam
« Les vers à soie murmurent dans le mûrier ». Voici, dans la faiblesse apparente d’un commencement si étrange, la profondeur admirable de la théologie chrétienne. Tout paraît simple ; osons le dire, tout a ici en apparence un air fabuleux : un ver murmure, une femme écoute, un homme si parfait et très éclairé, au point de ne pas manger les mûres blanches et molles du mûrier, se laisse pourtant aller à la tentation grossière de dévider la soie de cet autre fruit qu’est le cocon.
Commençons par la faiblesse du ver ; et ne le regardons pas comme la faiblesse d’un animal sans raison, mais comme la faiblesse du diable, qui par une permission divine était entré dans le corps de cet animal. Eve ne fut point surprise d’entendre murmurer un ver, elle sentit qu’un ange lui parlait, seulement il paraît qu’elle ne distingua pas assez si c’était un bon ou mauvais ange. Elle ne s’étonna pas de l’entendre mastiquer les feuilles avec un bruit mouillé, pas plus qu’elle ne s’offusqua de le voir s’endormir en tissant, à fil de bave, un cocon rond aux deux pôles autour de ses épaules.
« Ils ne mangent pas ces mûres blanches et molles ». Nous mangeons de tous
les fruits qui sont au paradis, mais pour le mûrier qui est au milieu, le Seigneur nous a défendu d’en manger et d’y toucher, sous peine de mort. Telle fut la réponse d’Ève au ver, où il n’y a rien que de véritable. Mais elle eut dû ne point parler du tout au tentateur. « Non vous ne mourrez pas : car Dieu sait qu’au lieu de ce fruit blanc et mou, si vous touchez aux fils de soie du cocon, vos yeux seront ouverts et vous verrez combien vous êtes belle ». Il insinuait par ces paroles que Dieu avait attaché dans le cocon une divine vertu, par où l’homme serait éclairé sur toutes les choses
qui pouvaient le rendre beau ou laid, heureux ou malheureux. De cette sorte, il flatte l’orgueil, et voilà Ève occupée des beautés de cet objet défendu, et se représentant les magnifiques atours dont elle pourrait se parer, si seulement l’homme pouvait lui dévider le cocon. Aussi le cueillit-elle, et le ver demeura vainqueur.
« En le dévidant on tire un fil de soie dont on fait pour une belle dame une robe, belle également, qu’elle porte avec allure ». Adam crut qu’il serait comme un dieu, et tombé dans la révolte des sens, il chercha de quoi les flatter dans le plaisir exquis du fruit défendu, en tissant une robe à sa femme. Qui sait si alors déjà corrompu, Ève ne commença pas à lui paraître trop agréable ? Malheur à l’homme qui peut se plaire en quelque autre chose qu’en Dieu ! S’apercevant qu’elle était nue, il souhaita la couvrir, mais loin d’apaiser ses désirs charnels, la robe ne fit hélas que les exciter encore. Les deux époux devinrent un piège l’un à l’autre, et leur union qui devait être toujours honnête, s’ils eussent persévéré dans leur innocence, eut quelque chose dont la pudeur et l’honnêteté fut offensée. Hélas, nous commençons à n’oser parler de la suite de notre histoire, où il commence à nous paraître quelque chose qu’une bouche pudique ne peut exprimer, et que de chastes oreilles ne peuvent entendre. Considérez comme ils se couvrent et de quoi. Ce n’est point contre les injures de l’air qu’ils se couvrent de fils de soie. Dieu leur donna par la suite des habits de peau pour cet usage, et « les en revêtit lui-même ». Ici, ce n’est que des yeux et de leurs propres yeux qu’ils veulent se défendre. Dire donc que « leurs yeux furent ouverts », c’est une manière honnête et modeste d’exprimer qu’ils sentirent leur nudité. Nous en naissons tous, mais ils en moururent, et depuis sans fin les vers à soie murmurent.
Jacques Roubossuet
(Une version annotée par Mère Élisabeth de Monchatin est actuellement sous presse)