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La nuit en bus
La nuit tombait déjà en cet après-midi de fin d’automne lorsqu’un grand type au long cou et portant un chapeau mou à tresse monta dans le bus. Il prit une cigarette dans un paquet de gauloises tout froissé et l’alluma avec un Zippo acheté sans doute dans un surplus américain. La flamme vive accompagnée de son odeur d’essence caractéristique sembla chasser la nuit sur la plateforme du S. Tous les autres voyageurs tournèrent la tête pour la regarder car quand il y a du feu, quel qu’il soit, il n’y a plus que le feu qui compte. Il sembla même qu’il y avait comme un mouvement dans sa direction : la flamme vive du Zippo les attirait tous. Pour ranger le briquet dans sa poche, il lâcha la barre et ne pouvant garder son équilibre quand le chauffeur freina, il écrasa lourdement un pied. Il y eut alors une courte passe d’arme avec son voisin au pied douloureux et dans un mouvement de colère, le type au long cou quitta la plateforme pour aller occuper un siège libéré à l’intérieur tout en maugréant, clope au bec. Pourquoi tant de colère alors que c’était une belle journée : il n’y avait dans le ciel de Paris aucun nuage et le premier quartier de lune se détachait bien nettement sur ce fond sombre où on voyait déjà les étoiles. « Fait pas chaud ! » dit le receveur qui en avait vu d’autres tout en se frottant les mains pour les réchauffer. Un peu plus tard, attendant l’heure de mon train, cour de Rome à Saint-Lazare, je reconnus notre titi nerveux, discutant avec un ami. Celui-ci le retenait par un bouton de son pardessus. Curieuse, j’entendis qu’ils parlaient de vacances prochaines « J’aurais pas cru que mon chef m’aurait laissé partir aussi vite et pour aussi longtemps » dit le grand type tandis que l’autre regrettait qu’ils n’aient pas les moyens d’aller à la mer. « Bon, on prendra l’air au moins... et j’emmènerai ma lunette pour regarder les étoiles, tu verras c’est chouette, on les voit toujours briller et pourtant elles sont mortes ! » L’autre s’étonna de ça, visiblement pas au courant des affaires de vitesse de la lumière et au même moment, le bouton qu’il tournicotait lui resta dans les doigts... « Tiens, t’as plus qu’à le faire recoudre... »
Jacques-Raymond Jouet-Queneau. Exercice de Mek-Ouyes.