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De Perec à Bénabou
L’œuvre de Marcel Bénabou s’enrichit au fil des ans, comme chacun peut le constater. Les titres de ses dernières parutions sont évocateurs : Tentative d’épuisement d’un alphabet, Espaces d’espèces en voie d’extinction, Les désertées, et enfin Les disparues. Les disparues est le tour de force d’un auteur qui publie un livre qu’il n’a pas écrit. Bénabou met cette fois la barre très haut en se posant explicitement comme le rival potentiel de Perec auteur entre autres de La disparition. De la Disparition aux Disparues, le pas est immense qui n’est pas si aisé à franchir. En effet, on se souvient que Perec a écrit son ouvrage sous la contrainte de la disparition d’une lettre, alors que Bénabou met le moindre mot en suspension, contraignant chaque lettre à disparaître en un ouvrage évanouissant dont le critique ne doit pas dévoiler le secret. Disons que la maîtrise de Bénabou lui permet d’éviter le syndrome de la page blanche. Face à Perec champion de l’infra-ordinaire, Bénabou entreprend de décrire, dans ce qu’il ne faut surtout pas nommer une infra-écriture – plutôt une supra-écriture – ce qui d’un livre demeure totalement inaperçu entre les mots, les groupes de mots, les phrases entières, et ce sans se soucier du moindre signe évanescent. Pour le dire brièvement : c’est une révolution du rapport entre signifiant et signifié, car après le signifiant flottant de Lévi-Strauss, vient naturellement le signifiant en suspension de Bénabou, et la mise en quarantaine de facto du signifié, en un lieu dont la recherche va tenir le lecteur en haleine. La page est alors considérée comme un pur espace, dedans sans dehors, dehors sans dedans, dans un vide résolument limité, sans blancheur défendue mais posée comme un principe de néantisation, dans la mesure où ce qui pourrait y prendre place sera comme s’il n’avait jamais été, c’est-à-dire condamné à devenir ce qui n’aura jamais été. Tout lecteur de Perec sait qu’il considérait l’écriture comme un combat à la fois contre la fatalité de l’oubli et contre l’envahissement progressif du vide, lieu d’une chute inévitable face à laquelle chaque singularité, exposée à la dispersion, apparaitra comme sauvée dans l’entrelacs de l’écriture. Chez Bénabou, la page qui dort est vierge de passé comme de futur, elle est potentiellement la page quotidienne, mais absente, déclinée sans fioritures selon une opacité qui n’est ni une forme de cécité ni une manière d’anesthésie. Bénabou ne compte pas les autobus : il leur tourne le dos comme on tourne la page qui, si elle était blanche, serait comme un trou noir absorbant toute lumière dans l’abstraction pleinement accomplie d’un splendide renoncement. Elle est, selon la formule heureuse d’un critique, proprement « insignifiente », sans déjection aucune d’un discours superfétatoire et tautologique : chez Bénabou, on ne sert pas de réchauffé dans des assiettes qui demeurent obstinément vides.
Carmel Noubabé, Actes du colloque international de littérature : De Perec à Bénabou : l’institution du vide dans le signifiant, Valparaiso 2014.