Accueil L’oulipien de l’année Cité récitée
Annan sur un coussin d’air

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Trois torrides courses du matin au soir à dos de chameau nous ont conduits
dans la vallée d’Annan. C’est la contrée des Vents Éternels. L’air
en mouvement incessant charrie des senteurs de désert et de mer. Il
convoie de menues scories couleur de rouille. Tous nos vêtements dès
lors s’en trouvèrent teintés. Son chuintement lancinant ne s’arrête
en aucune circonstance et interdit toute conversation dans la rue. Le
Manuel de la Rose des Sables raconte ceci : les murs de toutes les villes
d’Annan s’abattraient dès l’instant où le vent cesserait d’haleter
 !
À l’ondée initiale de mars - ou d’avril certaines années - tout
bambin d’Annan allant sur ses dix ans tire au hasard un caillou de
maillechort hors d’un sac de toile.
Sur ce caillou est buriné son devenir d’adulte. Le sort annonce tout à
trac son métier à venir et l’identité de son mari ou de sa matrone. Il
révèle le nombre de ses descendants et la date de sa mort. Certains
destins sont heureux et doux. D’autres d’une écoeurante banalité.
D’autres encore tumultueux et barbares. Mais tous les citadins d’Annan
s’en accommodent à la lettre aussi terribles soient-ils. Nulle amertume
ni révolte.
Nous avons avisé notre cicérone de notre étonnement. Il a souri.

— Subir un destin d’extrêmes tourments n’est rien si l’on se sait
innocent du malheur attribué.

Extrait de "Cités de mémoire" d’Hervé Le Tellier - 2002 Mont International