Accueil L’oulipien de l’année Crochet à goutte d’eau
Saisi jusques au bout des doigts...

Page précédente Page suivante
Saisi jusques au bout des doigts
D’une telle stupeur qu’elle efface ma crainte,
Pauvre homme courageux qui m’interdis les plaintes,
Et demeurant conscient de tout ce que je dois,
Je reste pétrifié, car les moyens me manquent
Au fond de la calanque.
Si près de jouir de mon succès,
Ô Dieu ! quelle injustice !
Quand ce défi m’est opposé,
L’opposant m’est ce rocher lisse.
 
Que je sens de rudes combats !
Contre mon sot pari mon regard s’intéresse
Il faut vaincre ce roc ou bien fuir la hardiesse
L’un me lève le cœur, l’autre ne me plaît pas.
Réduit au triste choix, de trahir ma promesse
Ou de serrer les fesses,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô mon Dieu, quel supplice !
Faut-il risquer d’être à jamais banni,
Faut-il sans protection gravir ce rocher lisse ?
 
Partir sans tenter l’ascension !
Accepter un recul si propice à ma honte !
Souffrir que mes copains imputent à mon compte
De payer désormais leur surconsommation !
Respecter un serment dont mon âme égarée
Voit la chute assurée !
N’écoutons plus cet excessif effroi
Qui me sert de supplice :
Allons, mon pied, tâte au moins cet endroit,
Même si, vu de loin, il me semble trop lisse.
 
Oui, foi de cabaretier,
Je dois tout aux copains bien plus qu’à mes alarmes ;
Noyé dans les cailloux, ou noyé dans mes larmes,
Je choisis mon parti, dans ses termes entiers.
Crochet à goutte d’eau qui transperces ma poche
Vaincs avec moi la roche !
Et, tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne craignons plus la glisse,
Puisqu’un crochet à goutte d’eau,
S’insère sans forcer dans tous les interstices !

Source : Corneille (Le Cid - Acte I, scène 6).