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Gorgy As

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Karaphon :
Dis moi, Socrate, que viens tu faire au vélodrome, alors que la course se termine à l’instant ?

Socrate :
Diable, nous arrivons, comme on dit, après la fête. Et qui est le vainqueur de la course ?

Karaphon :
C’est Gorgy As, il nous a donné un spectacle merveilleux !

Socrate :
Vois tu, Cillalaisse, nous n’avons pas vu le déroulement de la course, mais nous pourrons peut-être interroger Gorgy As sur ce dont nous conversions tout à l’heure.

Karaphon :
Si tu veux interroger Gorgy As, tu peux te fier à moi, il est de mes amis et il ne refusera sûrement pas la demande que je vais lui faire. Mais de quoi s’agit-il ?

Socrate :
Nous argumentions sur ce bel aphorisme d’Héraclite : « Le vélo est l ’école du vent ».

Karaphon :
Ma foi, l’expression est séduisante, et tu veux savoir ce qu’en pense Gorgy As ?

Socrate :
Mon cher, on ne peut rien te cacher.

Karaphon :
Eh bien voici Gorgy As qui a semble-t-il échappé à ses supporters. Holà, Gorgy As, viens donc répondre à Socrate.

Gorgy As :
Ah, quelle surprise de te trouver là, Socrate. Veux tu que je te dise qui est le meilleur coureur cycliste dans le monde sublunaire ? Je te réponds simplement : c’est moi !

Socrate :
Merveilleux jeune homme, sans doute les dieux font-ils pleuvoir sur ton maillot un océan de renommée, mais ma question est toute autre, et vise seulement ta pratique. Que répondrais tu à celui qui te dirait : « le vélo est l’école du vent » ?

Gorgy As :
Je lui dirais qu’il est bien sot. Comment, moi qui ai quitté l’école à 14 ans pour pratiquer le vélo à la course, je serais retourné malgré moi à l’école ? Pour gagner du vent !

Socrate :
Jeune homme, prenons les choses par ordre.

Gorgy As :
Ou bien alors il confond Éole et école.

Socrate :
Voyons : sur ton vélo, ne sens tu pas le vent ?

Gorgy As :
Sans doute.

Socrate :
Et ce vent peut-il venir de face ?

Gorgy As :
Mais oui, Socrate, assurément.

Socrate :
Ou bien de côté ?

Gorgy As :
On ne peut rien te cacher !

Socrate :
Et aussi par derrière ?

Gorgy As :
Assurément ! Sans doute veux-tu me faire tourner la tête !

Socrate :
Pédales-tu alors de la même façon, selon que le vent est de face, de côté ou par derrière ?

Gorgy As :
Mais non Socrate, je change de braquet selon le vent. Et crois moi, personne ne connaît mieux que moi l’art de se servir d’un dérailleur !

Socrate :
Tu es donc dans la situation du marin qui doit composer sa course selon la vague.

Gorgy As :
Il semblerait, Socrate.

Socrate :
Et ne dit-on pas que le marin est à l’école de la mer ?

Gorgy As :
Il se pourrait être comme tu le dis.

Socrate :
Nous dirons donc avec assurance que le vélo est l’école du vent.

Gorgy As :
Par Zeus, Socrate, tu me le ferais dire à l’insu de mon plein gré, mais sur mon vélo je ne suis en rien à l’école !

Socrate :
Et crois tu que le cycliste fabrique quelque chose, lorsqu’il avance sur sa machine ?

Gorgy As :
Ma foi, Socrate, je n’en sais rien : il avance, alors peut-être fabrique-t-il des kilomètres, ou bien tout simplement des tours de pédale...

Socrate :
Mais à chaque tour de pédale, ne reviens tu pas à ta position initiale ?

Gorgy As :
Comme tu le dis, Socrate, puisque je fais des tours, et que le cercle revient toujours sur lui-même !

Socrate :
Mais si tu reviens au point de départ, tu ne peux rien fabriquer du tout de ce côté-là.

Gorgy As :
Tu me fatigues, Socrate, avec toutes tes histoires !

Socrate :
Par le chien, tu ne t’échapperas pas aussi facilement ! Voyons, lorsqu’un cycliste passe auprès de toi, qu’il te dépasse par exemple...

Gorgy As :
Aucun cycliste ne peut me dépasser Socrate !

Socrate :
Alors disons, lorsque tu es à l’arrêt, et qu’un cycliste passe auprès de toi, ne ressens tu rien ?

Gorgy As :
Mais oui, Socrate, tu as raison, je ressens de l’envie, et j’enrage de n’être pas sur mon vélo !

Socrate :
Je ne parlais pas de cela. Tu sens bien le vent de la course du cycliste qui passe auprès de toi ?

Gorgy As :
Oui, on peut le dire ainsi.

Socrate :
Et plus il passe vite, mieux tu sens l’effet de son vent ?

Gorgy As :
Sans doute.

Socrate :
Ainsi, nous ne dirons pas mal en affirmant que l’on compte deux sortes de vents cyclistes : le vent objectif et le vent relatif.

Gorgy As :
Je ne te suis guère, Socrate.

Socrate :
N’avons nous pas parlé précédemment du vent de face, ou de côté, ou par derrière ?

Gorgy As :
Mais oui Socrate.

Socrate :
Eh bien celui-ci est le vent objectif.

Gorgy As :
Si tu le dis.

Socrate :
Et le vent relatif est celui que fabrique le cycliste.

Gorgy As :
Comme il te plaît, Socrate.

Socrate :
Et alors nous nous exprimerons ainsi : le premier vent est celui que fabrique la mécanique du monde et le second est l’œuvre du cycliste tout seul. Son chef-d’œuvre, pourrait-on dire, car plus il est rapide, plus le cycliste fabrique du vent.

Gorgy As :
Il se pourrait bien que les choses soient ainsi.

Socrate :
Et maintenant, que fais tu lorsque tu prends le vent du monde de face ?

Gorgy As :
Je mets le menton au guidon, Socrate, nul ne saurait être plus aérodynamique que moi face au vent.

Socrate :
Mais si le vent t’empêche d’avancer ?

Gorgy As :
Je mets mes équipiers devant moi, Socrate, et leur dis d’avancer. Je les paie pour cela, de sorte qu’à l’arrivée, frais comme un pinson, je peux arracher la victoire au sprint facilement.

Socrate :
Mon bon ami, je te ferai sentir que l’on peut voir la chose autrement.

Gorgy As :
Tu n’es pas à un prodige près, Socrate.

Socrate :
Lorsqu’une armée part à la bataille, certains sont devant, d’autre derrière, n’est-ce pas ?

Gorgy As :
Tu parles comme un stratège, divin Socrate !

Socrate :
Et ceux qui sont devant sont plus exposés au danger que ceux qui sont derrière ?

Gorgy As :
Certes.

Socrate :
Et cependant, tous appartiennent à la même armée, n’est-il pas ?

Gorgy As :
Oui, Socrate, je vois où tu veux en venir !

Socrate :
Si tous appartiennent à la même armée, et si tous ne sont pas exposés de la même façon, n’est-ce pas un puissant sentiment de solidarité, voire d’amitié, qui fait que les uns sont devant, d’autres à l’arrière ?

Gorgy As :
Je me rends à tes argument Socrate !

Socrate :
Et lorsque les troupes de première ligne sont fatiguées, ne sont-elles pas relevées par celles qui étaient à l’arrière ?

Gorgy As :
Il faut le demander à Périclès !

Socrate :
Donc nous ne dirons pas mal en nous exprimant ainsi : lorsque souffle un grand vent de face, rien ne vaut un camarade aux larges épaules. Tu te fais petit derrière lui et tu attends que ça passe. Plus précisément, tu attends qu’il s’écarte pour te céder le relais et aller au charbon à ton tour.

Gorgy As :
À la santé de ton démon, Socrate !

Par hzenon

Extrait du Gorgy As de Plafon Leuru.