Accueil L’oulipienne de l’année La Peinture à Dora
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Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me livrer à mes exercices favoris. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de décrire un tableau m’éveillait ; je voulais contempler la toile que je croyais avoir en mémoire et en détailler les particularités ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je devrais en dire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait qu’elles se désintégraient comme ces atomes radio-actifs qui disparaissent sous les yeux même des savants occupés à les observer ; que mes pensées elles-mêmes étaient pétries dans ce Radium, ce Thorium dont la vie, ou pour mieux dire la demi-vie, survivait pendant quelques minutes, parfois seulement quelques secondes, à mon réveil ; elles ne choquaient pas ma raison, mais brouillaient mon regard comme les dessins de la pluie sur une vitre et m’empêchaient de me rendre compte que le tableau s’était rapidement défait comme un camembert en coulant échappe à la forme que le fromager lui a assignée. Puis elles commençaient à me devenir inintelligibles, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du tableau se détachait de moi, j’étais libre de m’y intéresser ou de penser à autre chose ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi les débris d’un chef-d’œuvre en pleine déliquescence auxquels mon esprit s’accrochait avec le chimérique espoir d’en fabriquer hâtivement un autre, qui ne tarderait d’ailleurs pas à lui apparaître comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.

Marçois Le Léonié, Le Temps perdu à Dora