Accueil L’oulipienne de l’année La nuit
Jehan Buridan n’escrivit asnerie

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Jehan Buridan n’escrivit asnerie
lor que s’ochist l’asne senz point disner
d’eave & d’aveine a multitudiner :
sa devinaille est grante profecie.

La teste hue enc la balance a dia,
einsi que beste hecyte paistre ou boivre,
male bacule aflige et son pois navre
sifaitement fain ne soif n’apaisia.

Fayfort tapi berne arrhe de Beithune ;
Ghilde perdit abondement trop bel,
de paiz en paine elle souplie au ciel.
Quec se fourvoie en orrible fortune.

Lune obscurcie, ongle monstrant un foé
d’arteficiens chacés defors nuitance,
la mer alée avecque astre et la dance,
l’estoille icil a bruslé defunct voé.

Traduction en français moderne par Gilbert Farelly, découpage 4 + 6 syllabes caractéristique de la chanson de geste :

Jean Buridan n’écrivit d’ânerie
qu’expire l’âne et non fasse bombance
d’eau ni d’avoine, encor que d’abondance :
son horoscope est triste prophétie.

Tête de gauche à droite en balancier,
la bête hésite entre onde et picotin ;
fléau pesant que l’affligeant destin
dont faim ni soif se peut rassasier !

L’improbité vient abuser Béthune ;
la Cité perd foisonnement si bel,
de paix en peine elle implore le ciel.
L’on se fourvoie en horrible infortune.

Lune obscurcie, ongle montrant un feu
aux ouvriers en un camp de fortune,
la mer allée a joint soleil nocturne,
l’étoile luit mais consuma le vœu.

Le Fonds Gilbert Farelly de Bruxelles détenait 4 strophes archaïques en profonde résonance avec « La nuit » de Jacques Jouet. Nos amis d’outre-Quiévrain les ont confiées à Zazie Mode d’Emploi. Ces pages rescapées de la ruine figuraient au chapitre « Balance » du zodiaque d’un « Almanach des Bergiers » imprimé à Troyes.

L’œuvre, de datation incertaine, ne peut être antérieure au XIVe siècle, puisque l’âne de Jean Buridan (1292-1363) y est cité. Jacques Jouet avait-il ce texte sous les yeux en 2004, pendant la grève des Testut ? Question à lui poser.

Un paraphe sibyllin ferme l’original : « Svm ad Artson » qu’on pourra traduire « Je suis près l’Enfant de l’Art ». L’auteur assume-t-il ainsi une langue d’Oïl visionnaire, carrefour balisé de ses origines latines « Sum ad... » et de la modernité anglo-saxonne à venir « ... Artson » ? Car Béthune au Moyen-Âge s’ouvre à l’Europe du nord ; un joyeux « Willecome ! » salue les banquiers de passage.

Enfin, des coïncidences troubleront les esprits crédules, la résonance prémonitoire de certains mots et sons : « (...) teste hue (...) tapi berne arrhe (...) ». Prudence ! Buridan n’a jamais prescrit, pour religion, qu’un scepticisme précurseur du matérialisme dialectoque.