Accueil L’oulipien de l’année Chanson des rues
Je suis invisible

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Prenez une rue au hasard, vous ne m’y trouverez pas car je suis invisible. Vous dites ? Comment suis-je devenu invisible ? Eh bien, je suis devenu invisible parce que je l’ai bien voulu. On ne devient pas un homme invisible par accident ou par caprice, mais volontairement. Rien du hasard là-dedans, c’est un acte volontaire et je le revendique. En sortant de chez soi la première apparence est la bonne. Les apparences, dites-vous ? Mais les apparences sont trompeuses, et les appâts rances n’attirent pas tous les poissons. Si vous ne me croyez pas invisible, avouez-le, c’est parce que jusqu’ici vous n’aviez jamais vu ni rencontré un homme invisible. Je suis devenu invisible par nécessité. Ce n’est pas un effet de l’art. La plus belle invisibilité à Paris est celle qu’on fredonne, cela vous évite d’être exposé aux chocs et aux coups que ne manquent pas de vous infliger les passants. Dans le meilleur des cas, cela se traduit par des bleus et de feintes excuses :

— Oh, pardon ! je ne vous avais pas vu…

Qu’on n’ait pas vu un homme invisible, cela va de soi ; mais qu’on éprouve le besoin de lui dire qu’on ne l’a pas vu, vous reconnaîtrez que ça manque de bon sens, comme dit Descartes.

Toutes les rues riment ainsi à l’invisibilité, l’invisibilité est ce qu’à l’Oulipo nous appelons une contrainte, mais je dirais plutôt une contraignure qui mène directement à la contraignance.

L’intérêt d’être un homme invisible est de pouvoir choisir l’aspect sous lequel on se présente. Ainsi, vous, dans cette rue, qui, dans la majorité des cas, êtes apparemment visibles, vous n’avez guère le choix : vous êtes visibles, un point c’est tout. Pour ne pas être visibles, il faudrait que vous vous déplaciez et que vous alliez dans une autre rue. C’est ce qu’on dit généralement aux enfants et aux naïfs : « Va voir là-bas si j’y suis ». On en a fait des refrains qu’on chante dans les rues, « On va bien voir là-bas que j’y suis » aussi toutes les rues disent merci, car même si l’on n’y va pas, elles disent merci d’avoir chanté la ville comme si elle était disparue.


Fragments puisés dans Entre miens, d’Alphonse Allais à Boris Vian de Caradec, page 473 et suivantes.