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Autoportrait de l’homme en déséquilibre : le grimpeur

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Mon plaisir consiste à grimper du bas de la montagne jusqu’en haut. A grimper le plus vite possible. C’est un plaisir de jobastre. D’abord parce que lorsqu’il est en bas, le dingue a envie de grimper le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu’il y a plusieurs jobastres en bas ils veulent tous grimper plus vite les uns que les autres.
Un plaisir psychotique.
Je suis grimpeur.
Il y a eu Roger Frison-Roche, il y a eu Maurice Herzog, il y a eu Edmund Hillary, il y a eu Walter Bonatti, il y a eu les Anglais et, maintenant, il y a moi. Je serai, cette année, premier de cordée au sommet du G20 et aux prochains jeux d’hiver, j’aurai une pièce en or de vingt euros.
Je suis l’homme le plus équilibré sur la paroi, le plus calme, le plus décentré, et mon souci est de fabriquer du mouvement.
Tous les grands grimpeurs fabriquent du mouvement.
Grimper plus vite c’est d’abord grimper autrement ; de façon à semer l’inquiétude et le doute.
Faire peur. Progresser de telle manière que les autres soient persuadés que vous ne parviendrez pas au relais, jusqu’à ce qu’une génération entière grimpe comme vous.
Dans une vie de grimpeur on ne peut inventer qu’un mouvement génial et un seul.
Les Anglais sont arrivés sur le cirque avec la réputation de « fous pendulaires », deux saisons plus tard les cinquante top grimpeurs du circuit pendulaient comme eux.
Maintenant il y a moi.
Être un grand grimpeur est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. Je grimpe à temps plein. Je grimpe en dévalant les pentes neigeuses sur mes skis, en plein hiver. Je vis avec un sac à dos rempli de cinquante kilos de ferraille pour mieux grimper. Je souris au moniteur de varappe parce que je sais qu’il m’aide à grimper. Je casse les pieds au randonneur qui est nul parce que je sais que cela m’aidera à grimper.
Prenez deux fous furieux à égalité de poids et de matériel, au bas de la même voie, mettez-les à côté l’un de l’autre et c’est toujours moi qui grimpe le plus vite. Le « Nose » qui Forme le dièdre de El Capitan, à Yosemite, je le fais mille fois par semaine. Le « crux » de la voie "La Rose et le Vampire" à Buoux, celui qu’on passe en exécutant un derviche, je le fais chaque soir avant de me coucher. Je sais toutes les voies du circuit au centimètre et à dix pieds minute, je les jaunis par la pensée.
Je me prépare aussi pour ces « randos » faciles et à pente molle que les hasards du calendrier nous imposent. Les escaliers en colimaçon qui permettent à un Jean Sablon, le crooner, de devenir un champion de la grimpette.
Tout compte dans votre carrière.
Un jour l’essentiel devient la position de votre annulaire. C’est l’annulaire qui fait la réussite. Vous avez ajusté vos chaussons, vous avez recaké quatorze fois vos mains et vos semelles, vous êtes mis en colère et vous avez loupé un graton à Saint Pancrasse sur le Luiset, parce que dans le dévers de la 8b vous vous êtes demandé s’il fallait placer votre index ou votre annulaire dans le bidoigt.
Quand je dors, je travaille, en mangeant je travaille. Je révise mes jetés, je repasse mes prises. Mes biceps et mes arpions sont intraitables. Je porte sans cesse sur la cuisse la marque du harnais.
Lorsque je m’élance sur la dalle de départ, je libère des tonnes de travail.
Après, il reste un grimpeur sur la voie qui n’a plus ni yeux, ni tête, ni jambes et qui grimpe pour arriver en haut de la paroi plus vite que les autres jobastres.
C’est la règle.
Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du grimpeur.
Vous avez franchi le toit en no foot, vous tendez vos doigts vers la réglette et vous faites cette minuscule erreur de manipulation, cette petite faute stupide (qui n’est pas d’inattention, puisque les grimpeurs ignorent l’inattention) qui vous fait louper de quelques centimètres le mousqueton de la dégaine. Et là, c’est le vrai repos. La corde s’emmêle dans le huit, vous criez « sec ! » pour qu’on vous assure en moulinette et vous sentez votre main lâcher prise. Plus rien n’a d’importance, vous n’êtes plus un grimpeur, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère, vous savez que vous allez yoyoter pendant un moment !

D’après Jean Sablon, "Quand je monte chez toi..." et Olivier Salon, "El capitan" selon de modèle de Paul Fournel "Le descendeur".

NB = Certains termes techniques ont été trouvés (et très librement
ad(o/a)ptés) dans le lexique de Wikipedia